Érasme , Les Silènes d'Alcibiade, traduction et préface de Jean-Claude Margolin, Les Belles Lettres, Le Corps Éloquent, Paris, 1998, LXXXV p. + 81 p.
“Les Silènes étaient de petites figurines fendues par le milieu et fabriquées ainsi afin de pouvoir s'ouvrir et étaler leurs richesses, alors que, refermées, elles présentaient la silhouette ridicule et grotesque d'un joueur de flûte”. Erasme s'appuie sur le célèbre passage du Banquet (215a-215d), pour évoquer la figure socratique : le rustaud aux yeux bovins cachait une “grande âme, une âme sublime et véritablement philosophique”. Antisthène avec sa besace, Diogène dans son tonneau, Epictète, “esclave, pauvre et boiteux” furent d'autres silènes philosophes. Mais il faut aussi dire que le Christ, d'obscure extraction, démuni, peu écouté, fut “un merveilleux Silène”. Silènes les prophètes errants, Silène Jean-Baptiste, avec sa tunique de poils de chameau, Silènes les apôtres incultes, misérables et méprisés. Aujourd'hui encore il existe “quelques bons Silènes qui demeurent cachés”. Il y a un principe silénique pour Erasme : “tout ce qui, dans n'importe quel domaine, est excellent, est le moins exposé à la vue”. En vertu de ce principe, sont siléniques jusqu'aux sacrements de l'Eglise (“tu vois l'eau, tu vois le sel et l'huile”) et jusqu'à l'Ecriture Sainte... Mais alors, en vertu du même principe, devant les apparences magnifiques et superbes, il faut inverser le Silène : “Tu vois un sceptre, des insignes du pouvoir, des gardes du corps [...] inverse la figure du Silène et ouvre-le : tu découvriras un tyran...”. Car “toute chose se transforme en son contraire, si tu changes l'orientation du Silène”. C'est à ce travail d'inversion silénique que se livre surtout Erasme dans ce texte, qui lui permet de développer une critique politique et sociale très audacieuse, à laquelle il soumet les pouvoirs temporels, et plus encore l'Eglise elle-même. Cette entreprise exige un renversement continu du langage commun : “un homme est qualifié de traître et d'ennemi de son prince, quand il ne veut pas qu'il ait licence de se placer au-dessus des lois”. De même le mot d'Eglise désigne aujourd'hui les prêtres, les évêques et les souverains pontifes, alors qu'en réalité ceux-là ne sont “que les serviteurs de l'Eglise”, qui est en vérité le peuple chrétien lui-même.
L'adage 2201 est l'un des plus célèbres et développés des chiliades érasmiennes, et à ce titre il méritait en effet une publication séparée. Jean-Claude Margolin, un érasmien que l'on ne présente pas (1), propose ici une traduction jeune et nerveuse : Socrate paraissait un “clown balourd et stupide” (p. 4 ; traduction de Jacques Chomarat : “on aurait dit un polichinelle lourd et stupide” (2)) et, à propos de Grecs qui, comme Gorgias, se faisaient fort de tout connaître : “le monde a toujours regorgé d'agités de cette espèce” (p. 5 ; trad. J. Chomarat : “Tout était partout farci de vibrions de ce genre”, ibid.). La longue introduction est moins enlevée, même si elle apporte une érudition très utile pour la lecture : citations de Platon et de Ficin, confrontation avec le texte silénique de Rabelais), remarques sur le problème de la physiognomonie, sur le ton jocoserium propre à Erasme, sur les exégèses siléniques des Ecritures, sur l'évangélisme, l'irénisme et la vigueur des satires sociales et politiques érasmiennes, etc. On bute sur le mode de renvoi aux “lignes” de l'édition originale, inutilisable pour le lecteur, et sur quelques coquilles gênantes (silence pour silène, p. X ; trois ans pour trois cas, p. XLIII...). Des broutilles on le voit, plus que rachetées par la qualité globale de l'ouvrage et de l'apparat critique.
(1) Relevons la publication récente d'un ouvrage très utile : Jean-Claude Margolin, Cinq années de bibliographie érasmienne : 1971-1975, Vrin, De Pétrarque à Descartes, 1997.
(2) Érasme, Œuvres choisies, Livre de poche, 1991 , p. 403. Ces deux traductions, effectuées simultanément, sont les premières versions françaises de cet adage pourtant célèbre.
Jean-Pierre Cavaillé
Merci de m'éclairer sur les silènes, le titre de ton blog me paraissait jusqu'ici mystèrieux. Texte très interessant. Cela me fait penser à Lao-Tseu:
"Connaitre c'est ne pas connaître :
voilà l'excellence.
Ne pas connaître c'est connaître
Voilà l'erreur.
...
Et je te remercie de me référencer, je t'ai ajouté aussi dans la liste de mes liens.
Rédigé par : Anne Printemps | 05/03/2005 à 14:16
Bravo... j'adore Erasme. Cela fait plaisir que toi comme d'autres continuent de le lire.
Pour les autres, commencez par cela : http://classes.bnf.fr/dossitsm/b-erasme.htm
Rédigé par : Mry | 06/03/2005 à 16:38