Un après-midi pluvieux, alors que Pierre s'aventure dans les méandres poussiéreux du grenier du château, il tombe sur une vieille malle en bois. La serrure rouillée cède facilement sous la pression de ses mains tremblantes. À l'intérieur, des documents enfouis sous des couches de papiers jaunis par le temps attirent son attention. Il en extrait de vieilles lettres, des photographies en noir et blanc et des journaux intimes.
Parmi ces trésors oubliés, une lettre attire particulièrement son attention. Elle est écrite de la main de sa mère, adressée à son père, et datée de quelques jours après la perte de son frère. Ses yeux parcourent les lignes tremblantes où elle exprime sa douleur insoutenable et l'espoir qu'en conservant "le formolé" dans ce bocal, elle pourrait garder une part de lui près d'elle. Les mots résonnent en Pierre, réveillant des souvenirs enfouis et des émotions conflictuelles.
En feuilletant les journaux intimes de sa mère, il découvre des passages où elle parle de ses espoirs et de ses peurs, de ses moments de dépression et de l'obsession grandissante pour ce frère jamais né. Chaque page tourne comme une clé déverrouillant une partie de son passé, un passé qu'il avait tenté d'oublier.
Les photographies révèlent des moments d'une vie familiale normalisée, loin de l'image d'une enfance tourmentée qu'il gardait en mémoire. Pourtant, derrière chaque sourire figé, Pierre perçoit la tristesse et la folie latente de sa mère. Une photo en particulier le bouleverse
: elle montre sa mère, enceinte, rayonnante de bonheur, juste avant la tragédie.
Ces découvertes le replongent dans les méandres de son âme, ravivant des blessures mal cicatrisées. Il comprend alors que son traumatisme n'est pas seulement lié à la perte de ce frère, mais aussi à l'incapacité de ses parents à faire face à cette épreuve.
Pierre referme doucement la malle, emportant avec lui quelques documents qui lui permettront de mieux comprendre cette partie obscure de son histoire. Il décide de les intégrer dans son propre journal, pour ne jamais oublier d'où il vient et pour trouver la paix avec son passé. Chaque mot écrit, chaque souvenir exhumé devient une pierre posée sur le chemin de sa rédemption.
De retour dans son wagon refuge, il s'assoit à son bureau, éclairé par la douce lueur d'une lampe à huile, et commence à écrire. Les mots coulent sur le papier, tissant un lien entre le passé et le présent, lui permettant d'accepter et de guérir. Il sait désormais que, même si "le formolé" a hanté son enfance, il l'a aussi forgé, lui donnant la force de devenir l'homme qu'il est aujourd'hui.
Voici ce qu’il écrit :
« Les bûches crépitent dans le foyer exhalant une odeur de bois brûlé, regard aimanté par les flammes chatoyantes, vives,
mordantes, jaillissantes, de l’imposante cheminée, réchauffent la volumineuse bibliothèque du château comtal dont je viens de devenir subitement le nouveau seigneur - à mon corps défendant – moi, Pierre de Créhange.
Je viens d’apprendre la mort de mes parents à la suite d'un accident de la route. Mon père, doublant le véhicule le précédant avec sa Bmw série 8 coupé flambant neuve, s’est retrouvé nez à nez avec un 44 tonnes. Il n’y a pas eu de miracle.
Ce drame me laisse de marbre, sans émotion, je suis vide, sec.
Je vais devoir m’installer au château, tout du moins y séjourner plusieurs mois dans l’année. Je vais en profiter pour y faire effectuer des travaux : amé- nager une aile en gite, équipée l’autre de salles pour l’organisation de réunions, conférences, mariages, lieux de restauration … J’ai des idées et des projets pour le domaine.
Pour autant, je n’abandonne pas mon wagon, ma casse de voitures de luxe, mon chez moi que j’ai construit, qui m’a construit plus exactement.
Mes parents ! Quels parents ! Je m’aperçois que je n’en avais même plus de représentations. Mon inconscient, au-delà du refoulement dans un réflexe d’autodéfense encore plus protecteur, s’était mis en mode forclusion, annulant, abolissant jusqu’à leur figure, leur évocation, leurs perceptions, leurs projections.
Il aura fallu l’annonce de leur disparition - à la suite de cette collision - pour faire sauter le verrou réputé inviolable du coffre-fort de la forclusion. Cette percussion parentale déverrouillant, dans un précipité douloureux, les portes de mon enfance et de recouvrer cruellement des images, des souvenirs qui, à mon corps défendant, m’ont conduit jusqu’à eux.
À vrai dire, symboliquement ils sont morts à mes 18 ans.
Maintenant devant l’âtre, ce choc me replonge dans cette enfance fantomatique traversée au château.
Le feu m’hypnotise, je fixe les tanagras en bronze reposant sur la longue tablette. Je me rappelle que, durant toute mon enfance, en lieu et place d’une des statuettes représentant une sylphide, trônait mon frère ainé – ou plutôt son fœtus – baignant dans un bocal de formol.
Ma mère n’avait jamais pu faire le deuil de la perte de « ce jamais né ». Jusqu’à sa mort, elle ne put accepter, ni même concevoir, la disparition de celui qu’elle appelait
« son ange ».
Pour moi cette chose c’était le diable, un cauchemar per-manent ; ce n’était pas mon frère, c’était la cause de mes angoisses les plus cruelles et lugubres. Ce rejet m’a à ja-mais traumatisé, fauché. Ce rejet m’a à jamais déchiré, séparé de ma mère. Son fils c’était ce monstre, ce démon, immortalisé, idolâtré, déifié ; j’étais transparent à ses yeux, je n’existais pas. Dans son bocal il prenait toute la place, véritable seigneur méphistophélique des lieux, tout puis-sant, intouchable.
Mon père avait interpelé cet aberrant comportement maternel. Il nommait « incongruité, inconvenance, caprice de femme » cette obscénité dans son récipient. Il la conjura de ces-ser de se lamenter, de pleurer une bonne fois pour toute, de lui faire grâce de la présence de cette horreur flottant dans une solution méthanolique, d’aller l’enterrer digne-ment et de vivre enfin.
Que cette torture me soit aussi infligée n’efflora à aucun moment son esprit autocentré. Ma mère hurla à la mort, et lui – au lieu de s’imposer, de mettre fin à l’aliénation destruc-trice pour tous de sa femme – se mura dans le silence. Entre le fils mort, avant même de
naitre (d’être), et son fils réel, bien vivant lui, il décida, par lâcheté, de ne pas choisir ! il se désintéressa de moi comme du bocal, il se renferma définitivement sur lui-même lais-sant le soin à ma mère dérangée de gérer l’affaire !
Il n’aborda qu’une seule fois avec moi cette histoire formolée utilisant cette formule ahurissante et terrorisante pour un enfant de sept ans : « que veux- tu que je te dise, ta mère est folle on n’y peut rien, il faut s’y faire ! ». Je ne m’y suis jamais fait, étonnant non !
De mon côté, j’en conclus que le monde des adultes était destructeur, ce qui me détermina à attiser mon âme d’enfant avant qu’elle ne trépasse ; pendant qu’il en était encore temps. Il y avait urgence, je le présentais -avant de devenir un mort-vivant – de cultiver, jusqu’à mon dernier soupir, cette tendre essence. Si grandir, devenir un homme c’était devenir ça ! (Mon père et ma mère), très peu pour moi, merci.
Dans cette situation, cette réalité là, la divagation, le déraillement des âmes en perdition des grandes personnes m’était insoutenable et, pour tenter de ne pas sombrer à mon tour dans la dérive, le délire, je trouvais refuge dans les livres. Les livres m’éduquèrent et me servir de tuteur. En lisant, je pouvais m’échapper du chaos ambiant oppressant. Je pouvais fuir ce château sinistre, m’envoler, voyager, me tenir loin de ces parents malades, incapables d’aimer ou de s’occuper d’un enfant. Les livres me sauvèrent, je leur dois la vie, la lumière, l’espérance, je leur dois mes joies, mes peines… Les livres réchauffèrent, ressuscitèrent, mon âme austère, éteinte. Plus qu’un havre, la lecture devint mon oxygène, ma drogue dure – dont je me jurais, déjà à sept ans – de ne jamais être sevrer.
Le formolé « logeant » également dans cette vaste bibliothèque j’étais bien obligé d’y être « confronté » régulièrement pour m’abreuver des livres in- dispensables à ma survivance. La puissance de la lecture l’emportait sur le maléfique, le magnétique
bocal. Toutefois, chaque fois que j’entrais dans cette pièce je ne pouvais résister à son attraction en lui jetant un coup d’œil. Puis, j’oubliais sa présence : l’aventure m’attendait rangée, alignée, sur des étagères en chêne où reposés, dans ce sanctuaire littéraire, plus de cinq mille ouvrages.
Ce fœtus m’a hanté jusqu’au moment où – à dix-huit ans – Je me souviens, c’était le jour de mon anniversaire – violant le tabou enveloppant « l’intangible martyre » – dans une sorte d’impensé poussé par une irrépressible pulsion, une irrésistible force intérieure, j’entrouvris le couvercle, plongea la main dans le liquide pour tâter sa tête, pour palper l’un de ses bras. L’odeur qu’il dégagea fut suffocante, irritante. Je suis resté un long moment à le manipuler dans sa solution aqueuse, glaciale, gluante. Pour finir, je lui ai explosé la tête, j’ai broyé ses membres
; il a terminé en bouillie.
Maintenant que je suis adulte et que j’ai pris de la distance avec cette partie infâme de mon enfance, je ne peux m’empêcher de faire le parallèle entre le mythe de Pandore et le récit de Formol (c’est ainsi que je nommais
« ce frère »). Ce commencement maudit est paradoxalement à la source de mon état d’homme ; comme l’ouverture de la jarre du mythe grec symbolise l’émancipation des humains vis-à-vis des dieux. Ce défi lancé aux divinités, cette émancipation, va se payer au prix fort : la mort. Devenir homme c’est devenir mortel.
J’avais affronté, combattu, vaincu, le phénomène jusqu’à avoir osé – ultime transgression – relevé la cloche de verre et pouvoir ainsi, en l’exterminant cruellement, impitoyablement, m’en délivrer.
Ce geste, convulsif, irréfléchi fut, inconsciemment, salvateur et prend tout son sens aujourd’hui. Sans lui, je serais resté dans la pénombre, le doute, l’obscurité. Je serais resté dans les catacombes de mon existence. Sans lui, pas d’évasion, pas de liberté de pensée, d’envie de vivre possible.
Cette rédemption accomplie – le jour où je deviens majeur – me fit entrer brutalement dans le monde implacable des adultes. Je décidai de quitter le château pour m’installer sur mes propres terres, dans mon refuge : mon double wagon.
Je ne revis plus mes parents vivant.
Commentaires